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samedi 15 septembre 2012

Les arbres

Le journal intime d'un arbre de Didier Van Cauwelaert, livre que beaucoup   aimé 
 Extrait
La chute
 Je suis tombé au lever du jour. Transmise par la lumière sur mes racines et le contact de mes branches avec la terre, l'information m'a été confirmée par le facteur. Je me suis vu gisant dans ses yeux, en travers de l'allée. Sa première pensée a été pour le docteur Lannes. « Le pauvre, quand il rentrera... » La tristesse que j'allais causer à mon propriétaire s'est mêlée à tous les signaux de détresse que je percevais autour de moi. Insectes, oiseaux, champignons, tous avaient perdu mon repère. Je m'accrochais à l'espoir qu'on allait peut être me sauver, comme le catalpa derrière le garage qui s'était couché lors de la tempête de 1999. On l'avait redressé avec un treuil, et depuis il survivait de son mieux, maintenu par trois câbles ornés de chiffons. Mais, à travers les yeux du facteur, j'ai bien vu que mes branches charpentières s'étaient brisées dans la chute. Déraciné, décapité, j'avais en tout cas épargné mes congénères, les voisins, les toitures et la tonnelle où courait la glycine. Je ne laisserais pas de mauvais souvenirs. On m'appelait Tristan, j'avais un peu moins de trois cents ans, j'étais l'un des deux poiriers du docteur Lannes. Il m'avait fait inscrire sur la liste d'attente des Arbres remarquables de France, et avait obtenu ma grâce au tribunal quand les voisins m'avaient poursuivi pour vieillesse dangereuse. J'étais son bien le plus cher, son devoir de mémoire, sa victoire sur le temps. À son âge, ma mort allait probablement le tuer... J'ignore si nos liens se renoueront. Y a-t-il un au delà commun pour les hommes et les arbres ? Tout a changé depuis que je suis à terre. Je vis toujours, mais pour combien de temps, et pour quoi faire ? Mes fonctions, déjà ralenties par l'hiver, demeurent tendues vers un but, mais ce but est devenu sans objet. Mon activité majeure en cette saison – gérer les bulles d'air provoquées par le gel de la sève – a perdu sa raison d'être, au même titre que la lutte contre l'invasion de champignons qui pourraient bloquer, au printemps, les cellules de ma nouvelle couche de bois. La mobilisation n'a plus de sens. Pourtant, elle se poursuit. Comme continuaient de pousser les cheveux et les ongles des corps ensevelis jadis autour de moi. Apparemment, je suis la seule victime de la minitornade. Ma trop grande prise au vent, le sol détrempé par trois semaines de pluie, l'attaque d'une vermine d'importation, l'âge qui ne permet plus de se défendre assez vite... J'ai des circonstances atténuantes, mais elles n'atténueront pas le choc. Le docteur Lannes est absent depuis plusieurs jours. « Un cardiologue qui meurt du cœur, ça serait mal vu par ses patients », m'a t il confié en m'enlaçant, ventre et joue collés contre mon tronc pour y puiser des forces avant d'aller se livrer à ses confrères. Un pontage, ça s'appelle. D'après l'image qu'il m'a transmise, c'est comme une sorte de greffe. Un conduit de sève bouché qu'on remplace par un tube. Il s'affaiblissait depuis quelques années, lui , aussi, je le sentais bien. Mais lequel de nous deux déteignait sur l'autre ? Quand il s'accrochait à moi pour se recharger, je lui prenais autant d'énergie qu'il m'en demandait : c'est le principe des échanges entre nos espèces, mais vient toujours un moment où l'être humain ne tient plus la charge. J'en ai fait si souvent l'expérience. Cette fois, c'est moi qui me suis épuisé à vouloir le sauver, peut-être. Quand il s'appuyait contre moi, je sentais la flambée de ses cellules. La même exubérance désordonnée qui nous amène à fleurir dix fois plus à l'approche de notre mort, pour augmenter les chances de nous reproduire. Le cancer des fleurs. Mais son organisme à lui se battait sans le savoir ; on ne lui avait décelé qu'une faiblesse cardiaque, et j'étais le seul à percevoir le dérèglement que j'essayais de ralentir, à son contact, en stimulant ce qu'il appelle ses anticorps. Depuis qu'un botaniste anglais m'a révélé mon pouvoir, je m'en sers en connaissance de cause. Tout en sachant bien qu'il ne s'agit, comme dirait le docteur Lannes, que de soins palliatifs. J'ai aimé sa manière de vieillir. Quand il s'approchait de moi, toujours vêtu dans les tons gris, vert sombre ou feuille morte, sa haute stature inclinée de côté, ridé en craquelures comme mon écorce, j'avais l'impression de me regarder marcher. Jamais quelqu'un ne s'était senti aussi lié à moi. Sans doute parce que je conservais dans mon tronc la balle allemande qui avait tué son fils. Le plus jeune résistant de France, pendant la dernière guerre locale. J'étais à la fois son poteau d'exécution et son souvenir vivant. Pour Georges Lannes, persuadé que la mort est une seconde naissance, je portais son enfant comme l'avait fait sa femme. J'étais le gardien d'une âme. Une de plus. Que vont devenir toutes ces mémoires humaines, quand j'aurai cessé de vivre ?
  L'attente 
Trois siècles passés à vous côtoyer m'ont imprégné de vos différentes façons d'envisager l’au-delà. Refus, angoisse, attirance morbide, tentative d'oubli, souffrance – ou alors illusion d'éternité à travers la passion, la religion, l'art, la débauche... Tout cela pour un seul et même résultat : la découverte finale qu'il n'y a rien de spécial après la mort. Rien de plus que la vie. Rien d'autre que soi et les autres, rien à part les sentiments avec lesquels on est venu au monde, qu'on a développés ou combattus à l'intérieur d'un corps qui n'était qu'un moyen d'expression. C'est du moins ce que j'ai perçu, chaque fois que j'ai capté votre activité posthume. En vous aidant, souvent, à quitter l’univers matériel où vous n'aviez plus votre place. Ou en vous retenant, parfois, bien malgré moi, lorsque j'étais pour vous la cause ou le support de votre mort. Certains d'entre vous sont encore là, cramponnés à mes racines et mes branches, parasites en souffrance, présences diffuses dont personne n'a conscience et qui ne servent à rien. Quand je me serai décomposé, quand vous n'aurez plus rien de vivant à quoi vous raccrocher, en finirez vous avec cette peur du néant qui vous enferme sous vide ? Ou bien faudra-t-il que mon âme éventuelle vous répète encore en vain que vous n'êtes plus de ce monde ? Je l'ignore. Tous les ressentis humains auxquels je suis associé, depuis qu'on m'a planté, ne m'ont jamais vraiment renseigné sur moi. Le « moi » d'un arbre, d'abord, qu'est ce ? L'instinct de survie, l'élan de croissance, l'empathie avec l'entourage, les conflits d'espace et d'espèces, la connaissance des alliés, des parasites, des prédateurs et l'activité qui en découle ? Ou bien la simple contagion de votre ego ? Un arbre n'a d'autres sentiments que ceux qu'on lui confie. D'autres émotions que celles qu'il perçoit. D'autre angoisse que la prémonition des tempêtes, des incendies, de la sécheresse et des bûcherons. Mais cette angoisse-à, commune avec les animaux, n'a pas la même origine que la vôtre. Ce n'est pas la perte de nous-mêmes qui nous obsède, c'est la rupture d'une harmonie. L'arrêt des échanges avec les oiseaux, les insectes, les champignons, les jardiniers, les poètes ; la fin des interactions qui nous lient au soleil, à la lune, au vent, à la pluie, aux lois qui gouvernent la formation d'un paysage – ce que vous avez appelé successivement la nature, l'environnement, l'écosystème. Il y a chez un arbre qui meurt le souci de ce qui le remplacera. Le besoin que soient assurées ses fonctions, que soit repris son rôle, que soit comblé le vide qu'il laisse. C'est tout. La nostalgie de ce qu'il a vécu, la tristesse de disparaître ne sont que des pensées contre nature que lui prête la sensibilité humaine. C'est du moins ce que j'éprouvais dans mes fibres avant d'être tombé. Un arbre déraciné se met-il soudain à réagir comme une personne vivante ? À moins que, semblable au lierre qui assure la persistance d'un feuillage sur le cerisier mort au fond du jardin, les pensées qui m'animent ne soient que le fruit d'une énergie de substitution qui s'est greffée sur ma dépouille. Si cette hypothèse se vérifie, je ne suis plus seulement une structure d'accueil, mais une caisse de résonance. Ceux qui m'ont aimé, vénéré ou maudit au fil des siècles se mettent à exprimer à travers ma conscience leurs émotions intimes, à bourgeonner, à éclore... Dégagé de mes fonctions vitales, je peux laisser libre cours à la mémoire qu'ils m'ont donnée. Ce serait ça, alors, la mort d'un arbre ? Aucun d'entre nous, aucun de ceux que le temps a fait tomber ou sécher alentour ne m'en a jamais fait part. Ou bien c'est moi qui n'ai pas su entendre. Isolde est dans le même cas, me semble-t-il. Je ne reçois aucune information de sa part, et celles que j'essaie d'émettre vers elle ne rencontrent pas d'écho. Nous sommes en hiver, certes, privés de notre moyen de communication le plus rapide : le pollen. Mais l'empathie si forte entre nous, en trois siècles de croissance au même rythme, aurait dû lui déclencher au moment de ma chute une vibration de détresse. Une réaction de refus ou d'osmose... Un chagrin. Non ? Non. C'est le sentiment humain qui, à nouveau, déteint sur ma nature. Les arbres entre eux ne se manquent pas ; ils se nourrissent de l'absence de leur prochain. Sans moi, elle aura plus de soleil, plus d'eau, plus d'espace. Quant à sa fécondation, les abeilles feront davantage de chemin, c'est tout. Les premiers poiriers à proximité sont des torturés captifs, maintenus par des barbelés derrière l'école du village. Des espaliers, comme on dit – une lignée de jeunots dotés d'un pollen bien plus riche que le mien. Isolde gagnera au change. La nature influence les poètes, mais la réciproque est rare : être surnommés Tristan et Isolde n'a pas fait de nous un couple.

5 commentaires:

  1. Voilà, je me suis inscrite ici, comme ça, je ne te quitte pas !
    Bises, Sacha !

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  2. Je suis venue relire le texte ce matin. Je pleure toujours quand je vois un végétal ou un animal qui souffre. Les arbres c'est plus subtil. C'est aussi pour eux que j'ai appris un peu d'ébénisterie (marqueterie) : pour apprendre à les respecter.

    Les arbres ici en Loire-Atlantique ne sont pas décimés seulement par les tempêtes. Un mal étrange et inconnu fait sécher nos chênes multi-centenaire sur pied.

    La photo qui accompagne le texte est très belle. Un fantôme d'arbre, pour un arbre mourant... Un symbole fort. Un symbole poignant.

    Bonne journée à toi, et merci de t'être abonnée

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  3. Superbe. Merci pour la découverte du texte et ces belles illustrations. Et, côté blog, l'essentiel est de se retrouver "quelque part". Je change le lien pour "clic" ;)

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  4. Un très beau texte que je ne connaissais pas et comme j'aime les arbres cela me touche d'autant plus
    Bises Sacha

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